Lundi 15 juin 2020 – Projet de recherche GSRL sur les enjeux liés à l’islam face au coronavirus – Antonia Collard-Nora : « Les musulmans de Russie face à la pandémie »

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Les musulmans de Russie face à la pandémie

 

Si la Fédération de Russie semblait jusqu’à la mi-mars encore épargnée par la pandémie, la multiplication des cas de contamination à Moscou et dans plusieurs régions de Russie força les autorités russes à réagir en déclarant une semaine chômée à partir du 30 mars, finalement prolongée jusqu’au 11 mai. Dans la foulée du confinement très strict mis en place le 29 mars dans la région de Moscou, une trentaine de régions russes décrétèrent des mesures similaires, restreignant les déplacements, l’activité économique, l’ouverture de nombreux lieux y compris de culte. Dans un pays où la communauté musulmane est la seconde communauté religieuse après le christianisme orthodoxe (7 à 10% de la population, soit plus de 10 millions de personnes, sans compter les 5 millions de travailleurs originaires d’Asie centrale vivant en Russie), la plupart des mosquées n’ont pas dérogé à la règle. Dès le 10 mars, le Conseil des oulémas de la Direction spirituelle des Musulmans (DUM), une des instances représentatives de l’islam dans le pays, incitait les croyants à suivre toutes les recommandations sanitaires contre la propagation du virus et à reporter tout déplacement à l’étranger, y compris ceux liés aux pèlerinages. Une recommandation d’autant plus pertinente qu’en Tchétchénie, une des républiques du Caucase du Nord à la population majoritairement musulmane, les premiers cas de contamination s’avéraient ceux de pèlerins revenant de La Mecque.

    Le monopole des Directions spirituelles sur la représentation de l’islam en Russie

Loin d’être homogènes ni parfaitement centralisées, les Directions spirituelles des musulmans, également appelées muftiyat, sont présentes dans toutes les régions et les républiques autonomes de Russie où la population musulmane est importante voire majoritaire – à savoir le long de la Volga, dans les républiques du Tatarstan et du Bachkortostan, ainsi que dans les républiques du Caucase du Nord. Plusieurs millions de musulmans originaires d’Asie centrale vivent par ailleurs dans les grandes villes de Russie, où les perspectives d’emploi sont bien plus nombreuses que dans leur pays d’origine et les démarches relatives à l’obtention d’un permis de travail, facilitées. Avec l’effondrement de l’URSS en 1991 et l’inflation des mouvements autonomistes ou séparatistes basés sur l’appartenance ethno-nationale, les muftiyat se sont multipliées en Russie et dans les États successeurs de l’URSS à majorité musulmane (à savoir l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan).

Après plusieurs décennies de persécutions et de politiques antireligieuses soviétiques, la religion pouvait enfin reparaître dans l’espace public. La construction de mosquées, l’ouverture de centres d’enseignement islamique et la réappropriation de certains rites jusque-là relégués à la sphère privée constituaient alors les symptômes les plus visibles de la résurgence de l’islam dans l’espace postsoviétique. Si les muftiyat avaient pour vocation de promouvoir un islam national ou régional, leur multiplication engendra également des rivalités interinstitutionnelles. Au croisement de dynamiques internationales (transnationalisation du jihadisme) et locales (mouvements d’opposition ou d’indépendance basés sur la politisation de l’identité religieuse, attentats terroristes, etc.), les autorités politiques renforcèrent progressivement leur contrôle sur ces instances officielles, notamment dans les États d’Asie centrale, où la pratique religieuse est aujourd’hui encore fortement encadrée par le pouvoir central. Dès lors, par-delà les motifs économiques qui poussent de nombreux Centrasiatiques à venir travailler en Russie, un des avantages que présente leur séjour en territoire russe réside dans la possibilité de jouir d’une plus grande liberté religieuse que dans leur pays d’origine.

À défaut d’exprimer une voix officielle et unifiée de l’islam en Russie, les Directions spirituelles ont en commun de privilégier une approche locale et la défense d’un islam sunnite de rite hanéfite – de rite chaféite dans le Caucase du Nord-Est – influencé par le soufisme. Généralement conforme aux attentes de l’autorité politique, cet islam dit « traditionnel » est mis en opposition aux mouvements religieux « non traditionnels », popularisés dès les années 1980–90 dans les communautés musulmanes de Russie, et que le pouvoir et ses instances désignent sous les étiquettes de « wahhabisme » ou de « salafisme ». En prônant un retour aux fondements de l’islam par-delà les traditions locales et les spécificités historiques qui caractérisent le processus d’islamisation dans le Caucase du Nord et les régions de la Volga et de l’Oural, ces courants ont souvent été identifiés par les autorités politiques comme les principaux responsables du séparatisme et des attentats jihadistes locaux, quand bien même de nombreux salafistes sont quiétistes et récusent la violence.

Ces deux dernières décennies, la stratégie de lutte contre la radicalisation en Russie s’est donc appuyée sur les Directions spirituelles, conçues comme la seule alternative légitime aux courants salafistes et wahhabites. En plus de l’enregistrement des groupes religieux auprès de ces dernières, dont le but est de limiter l’apparition de mouvements indépendants, la déclaration de financements d’origine étrangère a été rendue obligatoire, réduisant de facto l’indépendance financière des organisations religieuses. Par ailleurs, les membres de groupes islamiques internationaux interdits ou considérés comme « terroristes » par les autorités russes (aussi divers que le Hizb al-tahrir, le Tablighi Jamaat, les Frères musulmans, les confréries de Saïd Nursi ou de Fethullah Gülen…) ont été la cible de répressions judiciaires. Quant aux réseaux salafistes locaux, ils ont été progressivement écartés de la sphère publique via la pénalisation des activités « extrémistes », lorsqu’ils n’étaient pas victimes d’actions extra-judiciaires (harcèlements, intimidations ou opérations spéciales des services de sécurité contre les cellules djihadistes locales).

La marginalisation des acteurs religieux situés en dehors du cadre institutionnel ainsi que la dimension éminemment politique du travail de prévention de la radicalisation, notamment en Tchétchénie, semblent également avoir nourri la construction d’une dichotomie croissante entre soufisme et salafisme, ce dernier perçu comme importation et assimilé aux groupes armés clandestins. Du Caucase du Nord aux Républiques tatare et bachkire, le pluralisme islamique toléré dans l’espace public de la Fédération de Russie a décliné ces dernières années au profit d’un contrôle étatique plus étroit, direct ou via les Directions spirituelles. Certaines voix à rebours de l’islam institutionnel ont toutefois pu se maintenir dans certains territoires demeurés moins répressifs à l’égard des courants salafistes, comme la République d’Ingouchie dans le Nord-Caucase. Aucune mise en cause explicite de la politique religieuse officielle n’est néanmoins permise à qui souhaite conserver sa liberté.

Le repli sur les réseaux sociaux et les nouvelles technologies

 

En tant que phénomène exceptionnel et difficilement contrôlable, la pandémie ne s’est pas seulement heurtée aux habitudes quotidiennes des citoyens russes ; elle a également conduit les croyants à réajuster pratiques et rites via les nouvelles technologies. Si l’accès à des discours, des sermons et des enseignements islamiques par Internet ne constitue pas en soi un fait novateur, il demeurait toutefois jusque-là principalement le fait d’initiatives privées, les acteurs officiels de l’islam en Russie se limitant sur Internet à la communication institutionnelle et à l’animation des réseaux sociaux, plus rarement à des portails d’information ou des supports pédagogiques. Face à l’urgence épidémiologique, les diverses autorités musulmanes régionales réagirent donc de façon différenciée : les plus réactives adaptèrent prières, enseignements, rites funéraires aux recommandations sanitaires dès la mi-mars, là où d’autres maintinrent les prières à la mosquée, sans nécessairement limiter le nombre de participants. Certaines mosquées restèrent ouvertes jusqu’à la mi-avril au Daghestan, tout comme celles du Bachkortostan relevant de la Direction centrale spirituelle des Musulmans de Russie (SDUM), indépendante de la Direction spirituelle des musulmans de la Fédération de Russie (DUM). Talgat Tadzhuddin, mufti suprême et président de la SDUM, comparait alors nourriture terrestre (justifiant l’ouverture des magasins d’alimentation) et nourriture spirituelle (légitimant l’ouverture des lieux de culte).

La plupart des mosquées de Moscou fermèrent au contraire leurs portes aux prières collectives dès le 20 mars, imitées le 24 dans le Caucase du Nord par les Républiques d’Adygué et des Kabardes & Balkars ainsi que par le territoire (krai) de Krasnodar. Un confinement strict fut mis en place début avril en Tchétchénie, où tout déplacement sans masque, y compris à la mosquée, pouvait exposer à une amende, voire aux coups des forces de l’ordre. Pratique très populaire parmi les soufis du Caucase, le zikr (ou dhikr), une danse collective d’invocation de la divinité, était interdite en Tchétchénie comme tout autre rassemblement. Dans l’Ingouchie voisine, les zikr persistèrent pendant tout le confinement, en dépit des recommandations sanitaires, encouragés sur les réseaux sociaux au motif que la fièvre à laquelle conduit la transe tuait le Covid-191. Les mosquées ingouches avaient toutefois fermé leurs portes à la fin mars : le mufti de la république conseillait alors depuis plusieurs semaines à ses coreligionnaires d’éviter les rassemblements, de reporter les mariages, d’adapter les rites funéraires pour les personnes décédées à cause du virus – en faisant réaliser le lavage des corps (composante essentielle de la pratique religieuse islamique) à l’hôpital plutôt qu’à la maison ou à la mosquée. Contaminé par le Covid-19, il décédait lui-même le 11 avril.

Quelques jours plus tôt, le Conseil des oulémas de la DUM avait publié une fatwa autorisant, au vu du risque de contamination, l’enterrement des morts du Covid-19 sans ablution et sans linceul, expliquant que la préservation de la vie et de la santé était parfois préférable à l’accomplissement de certains rites. Elle n’autorisait pas la crémation, proscrite en islam, sauf si les autorités politiques l’imposaient (ce qui ne semble pas avoir été le cas à ce jour – la simple mention de cette hypothèse ayant soulevé un tollé dans les Directions spirituelles concurrentes). L’ajustement du rite funéraire (la recommandation, entre autres, de l’effectuer en comité très restreint) fut parfois très peu observé dans le Caucase du Nord, où il est coutumier que la veillée mortuaire du défunt dure plusieurs jours et qu’un enterrement rassemble des centaines de personnes. Le 8 avril, les funérailles massives d’un notable tchétchène probablement infecté par le Covid-19, Ahmed Garayev, furent identifiées comme cause de contamination de plusieurs dizaines de personnes parmi les centaines venues pour l’enterrement et comme l’un des principaux évènements responsables de la propagation du virus en Tchétchénie.

Pour assurer une continuité du service religieux conforme aux recommandations sanitaires, les imams de Russie furent donc occupés à préparer micros, caméras et projecteurs pour la retransmission sur Internet de leurs prières et sermons. L’appel à la prière lui-même (azan) exhortait désormais à prier chez soi plutôt qu’à la mosquée. Pendant le Ramadan, les Directions spirituelles régionales et locales firent preuve d’une hyperactivité accrue sur les réseaux sociaux, où elles répondaient aux questions des croyants, diffusant en direct, au quotidien, prières et lectures coraniques. Des chaînes TV locales adaptèrent leur programmation, invitant chaque soir un imam différent pour accompagner le repas de rupture du jeûne des croyants confinés chez eux. Et puisque la remise en mains propres de la zakat n’était guère plus envisageable, les Directions spirituelles appelèrent régulièrement, via Instagram ou Vkontakte (équivalent russe de Facebook), à en effectuer le versement en ligne.

Un Ramadan privé de sa dimension collective

 

À l’instar des célébrations de Pâques, durant lesquelles les portes des églises orthodoxes furent fermées et les cérémonies retransmises à la télévision ou sur Internet, les autorités religieuses musulmanes de Russie exhortèrent leurs ouailles respectives à rester chez elles pendant le Ramadan, rappelant que le contexte ne soustrayait pas pour autant les croyants de leur obligation de jeûner de l’aube au crépuscule, entre le 24 avril et le 23 mai2. S’inspirant du modèle suivi par nombre de pays musulmans (Égypte, Arabie saoudite, Turquie…), une fatwa émise par le Conseil des oulémas expliquait que jeûner, en soi, n’exposait pas à l’infection, mais autorisait tout de même les malades du Covid-19 à différer leur jeûne si un avis médical le justifiait. Les rites du Ramadan dépassent toutefois la seule ascèse alimentaire : il s’agit d’une période sacrée pendant laquelle le croyant doit également s’abstenir, plus encore que de coutume, de mauvaises actions et faire preuve de charité vis-à-vis d’autrui, sous forme de contribution financière – la zakat – ainsi que d’actions de solidarité concrètes. Pendant le Ramadan, les musulmans ont également l’habitude de se retrouver, le soir venu, pour rompre le jeûne ensemble (iftar) avant la prière surérogatoire spécifique au mois de Ramadan (tarawih), effectuée collectivement à la mosquée.

Dans les villes et les villages de Russie, il n’y eut cette année ni grand iftar, ni tarawih hors du cadre familial et domestique. La plupart des mosquées demeurèrent fermées, sauf pour les rites funéraires, et seuls les imams et le personnel accrédité étaient autorisés à y faire le tarawih. Selon le grand mufti de Russie et chef du Conseil des oulémas, Ravil Gaynetdin, ce Ramadan spécial devait laisser place à la « la prière et la réflexion [qui] aideront à surmonter la peur de l’impuissance face à des temps critiques3 ». La plupart des institutions religieuses officielles caractérisaient les conditions inédites de ce Ramadan comme une mise à l’épreuve d’Allah, invitant les musulmans de Russie au recentrage spirituel, en redoublant de prières pour éloigner la maladie et en prenant soin de leurs proches. Cette interprétation fut aussi celle des imams de tendance salafiste, tel celui de la grande mosquée Tangim à Makhatchkala, la capitale du Daghestan. Le mufti du kraï de Stavropol souligna, quant à lui, l’opportunité de retrouvailles familiales d’un Ramadan domestique, les hommes passant habituellement peu de temps avec les femmes et les enfants pendant cette période car pris par leurs activités professionnelles le jour et les célébrations à la mosquée le soir.

Au Daghestan, l’un des territoires de la Fédération de Russie les plus touchés par l’épidémie, autorités locales et muftiyat s’accusèrent réciproquement d’être responsables de la propagation du virus. Les politiques pointèrent du doigt le retard pris par la Direction spirituelle des musulmans de la République du Daghestan à fermer les mosquées. Le 23 avril, à la veille du Ramadan, 500 personnes participaient encore à la prière du vendredi dans une mosquée de Kizilyar. A contrario, les mosquées salafistes du Daghestan, indépendantes de la muftiyat, avaient fermé leurs portes dès le 30 mars. La muftiyat répliqua aux critiques en rappelant que la campagne de sensibilisation au virus tout comme les restrictions destinées à lutter contre sa propagation avaient été insuffisantes au Daghestan, au regard de ce qui était mis en place ailleurs en Russie. Pour elle, c’est l’inertie du gouvernement local qui expliquerait le peu d’empressement de la population à respecter le confinement et ses doutes initiaux sur l’existence réelle d’une pandémie. Sur les réseaux sociaux, l’épouse du mufti du Daghestan dénonça également les carences du système de santé, après la contamination et l’hospitalisation de sa famille fin avril. La Direction spirituelle concentra dès lors ses ressources financières et ses activités caritatives sur le soutien au personnel hospitalier et aux infrastructures sanitaires.

Si certains clercs avaient l’espoir que les mosquées pourraient rouvrir le 24 mai pour les célébrations d’Uraza Bayram (litt. la « fête du Jeûne » – ar. rawza –, ‘ayd al-fitr en arabe, consacrant la fin du Ramadan), les muftiyat de Russie durent se résoudre à appeler les musulmans à célébrer l’Aïd chez eux, conformément à la demande formulée le 18 mai par Vladimir Poutine lors d’un entretien à distance avec les autorités daghestanaises. En Tchétchénie, au Daghestan, les déplacements furent interdits tout le week-end pour éviter les grands rassemblements auxquels donne traditionnellement lieu l’Aïd : réunions familiales, prières collectives à la mosquée, visite aux cimetières... Malgré l’interdiction, de nombreux musulmans du Caucase du Nord visitèrent toutefois les tombes de leurs défunts, jugeant illogique qu’il soit interdit de se rendre dans des espaces aérés comme les cimetières et autorisé d’aller au supermarché, espace clos4. Pour la prière de l’Aïd, obligatoire dans le rite hanéfite, les musulmans des grandes villes de Russie sont d’ordinaire contraints de prier sur la chaussée des rues adjacentes aux mosquées, tant celles-ci sont bondées ce jour-là. Cette année, point de prières collectives dans les rues : la télévision, Internet assurèrent la continuité du rite. Le 24 mai, la chaîne publique fédérale Russie-1 diffusait en direct, depuis la Grande Mosquée de Moscou, le sermon spécial du mufti Gaynetdin pour la clôture d’un Ramadan qui se soldait par la contamination des muftis de trois régions (Ossétie du Nord, Kabardo-Balkarie et Daghestan), en plus du décès de celui d’Ingouchie.

Alors même que l’establishment musulman de Russie était directement frappé par la pandémie, la Direction spirituelle tchétchène s’accordait une prière collective d’Aïd dans la grande mosquée de Grozny – avec la participation de plus de 400 dignitaires religieux, invités à venir en ayant pris leur température et à observer une distance barrière de plusieurs mètres à l’intérieur du bâtiment. L’évènement fut à la fois encensé et critiqué sur les réseaux sociaux5, puisqu’il jetait une lumière crue sur les privilèges terrestres dont jouissaient les autorités politiques et religieuses tchétchènes, en contraste avec les restrictions imposées au gros de la population. Autre exception notable aux restrictions, celle observée sur l’un des plus grands chantiers de Russie, dans la région de l’Amour, à l’extrémité orientale du pays, où plus de 25 000 ouvriers (la moitié d’origine étrangère, souvent d’Asie centrale) travaillent à la construction d’une usine de traitement de gaz naturel de la compagnie Gazprom. Le 24 mai, quelques milliers de travailleurs y faisaient la prière de l’Aïd en plein air. Le service de presse de Gazprom s’empressa de préciser qu’ils vivaient en quarantaine depuis plus de deux mois, logés dans les infrastructures attenantes au chantier, et que la restriction des déplacements depuis fin mars les avaient coupés du reste du monde.

Le redoublement de l’action caritative communautaire

Particulièrement encouragées pendant le Ramadan, les bonnes actions prirent donc le pas sur les rassemblements festifs nocturnes, confortant la signification rituelle du mois sacré et de sa vocation caritative. À Kazan, la capitale du Tatarstan, on déploie d’habitude des tentes devant plus d’une cinquantaine de mosquées durant le mois de Ramadan, sous lesquelles les musulmans se retrouvent chaque jour pour rompre le jeûne ensemble et partager un plov (plat de riz, de légumes et de viande cuits ensemble). Un grand iftar républicain se tient également dans le principal stade de football de la ville, l’Ak Bars Arena, et accueille chaque jour plusieurs centaines de personnes. La fin du Ramadan de 2020 coïncidant avec le centenaire de la création du Tatarstan comme République socialiste soviétique autonome (RSSA) en mai 1920, les autorités municipales et religieuses planifiaient ainsi d’accroître le nombre d’invités et de prolonger les festivités. Les célébrations se voyant annulées, leur financement fut remis aux imams des mosquées de la région ainsi qu’à la fondation Zakat, une organisation rattachée à la Direction spirituelle du Tatarstan, afin de soutenir l’action à l’égard des plus vulnérables. Pendant 30 jours, plusieurs centaines de volontaires de la fondation livrèrent à domicile quelque 30 000 repas aux familles nombreuses, aux personnes isolées et au personnel hospitalier.

Certaines institutions religieuses n’attendirent pas le début du jeûne pour renforcer leur action caritative, qu’elles prolongèrent souvent au-delà de l’Aïd, le 23 mai. Tel fut le cas de la fondation Yardem [« Secours »], à Kazan, qui lançait dès le 1er avril son grand projet « Route de la vie » d’assistance aux invalides et aux personnes âgées, exposées à la pauvreté du fait de pensions souvent indigentes et souffrant d’un isolement accru par l’interdiction des déplacements. Soumis à des tests médicaux et des briefings préalables, les volontaires de Yardem redoublèrent leur action pendant le Ramadan, préparant et distribuant des paniers repas à plus de 2 000 personnes chaque jour. En Bachkirie voisine, la Direction spirituelle des musulmans réorienta également son action vers le soutien au personnel hospitalier et l’aide aux invalides, aux personnes âgées et isolées, via la distribution quotidienne de nourriture et de médicaments. Si les institutions religieuses n’ont pas le monopole de l’action caritative en Russie, elles suppléèrent de manière notable l’aide sociale fédérale et les initiatives civiles lancées en réponse à la paralysie des activités et aux fragilités socioéconomiques de groupes entiers de population. À l’initiative de l’Association d’aide psychologique aux musulmans, une ligne téléphonique d’urgence pour le soutien psychologique, juridique, social et spirituel aux musulmans durant cet exceptionnel Ramadan fut mise en place le 23 avril et maintenue après le 23 mai. Cette permanence téléphonique permettait de solliciter l’aide communautaire en s’adressant à des interlocuteurs spécialisés : psychologues et psychiatres, imams, juristes. Le dispositif ne s’adressait d’ailleurs pas seulement aux citoyens de Russie mais aussi aux musulmans russophones des pays voisins, notamment aux ressortissants des États d’Asie centrale.

De nombreux migrants d’Asie centrale établis en Russie se trouvaient en effet dans des situations préoccupantes : à l’arrêt du travail et à la privation de revenus induits par le confinement s’ajoutait pour eux l’impossibilité de rentrer chez eux du fait de la fermeture des frontières. Les associations de la diaspora, les fondations caritatives religieuses comme les ambassades des États centrasiatiques à Moscou lancèrent des campagnes de soutien aux migrants en distribuant produits alimentaires, matériel de protection sanitaire, voire soutien financier. Les dons perçues au titre de la zakat par la SDUM de Talgat Tadzhuddin furent, selon ce dernier, allouées pour l’essentiel à l’aide directe aux populations musulmanes dans le besoin, parmi lesquelles les travailleurs et étudiants centrasiatiques, plutôt qu’à la restauration de mosquées comme à l’ordinaire. Active sur tout le territoire russe par l’intermédiaire de son Fonds de soutien pour la culture, la science et l’enseignement islamiques, la DUM bénéficia quant à elle de la générosité du richissime sénateur daghestanais Suleyman Kerimov, principal mécène de la construction de la Grande Mosquée de Moscou, inaugurée en 2015. Son don de plusieurs dizaines de millions de roubles tomba à pile pour la DUM, qui devait faire face, au terme de plus de deux mois de suspension de ses activités, à une perte de 70% de son budget de fonctionnement – le financement des structures religieuses musulmanes reposant notamment sur les dons effectués au cours du Ramadan, au titre de la zakat. Kerimov apportait également, via sa fondation philanthropique, un soutien matériel et technique au système hospitalier du Daghestan.

Dans les républiques du Caucase du Nord, des campagnes régionales et locales de soutien aux personnes privées de revenus du fait du confinement furent également organisées durant le Ramadan par les associations religieuses, les Directions spirituelles régionales et les autorités politiques. En Tchétchénie, c’est la fondation publique Ahmad-Hajji-Kadyrov, du nom du père de l’actuel président tchétchène Ramzan Kadyrov, qui a pourvu aux besoins matériels de la population. Depuis sa création en 2004, cette fondation a diversifié ses activités caritatives et religieuses : financement du hajj, construction et restauration de mosquées en Russie comme à l’étranger, aide humanitaire (d’abord circonscrite au Caucase, puis à l’étranger comme en Syrie ou en Palestine)6. Si elle œuvre chaque année durant le mois de Ramadan auprès de la population tchétchène, l’action caritative de la fondation fut cette année renforcée au vu du contexte sanitaire et économique et particulièrement mise en avant sur les réseaux sociaux par les médias et le gouvernement local. L’aide financière se serait élevée, au 9 mai, à plus de 400 millions de roubles (environ 5,1 millions d’euros). L’aide alimentaire se serait quant à elle matérialisée par la distribution de plus de 500 millions de produits de première nécessité auprès des foyers les plus vulnérables. Mais tandis que la population tchétchène, cloîtrée chez elle depuis début avril, vivait de l’aide apportée par la fondation publique de Ramzan Kadyrov, ce dernier tenait en plein air des réunions de travail avec l’état-major dédié à la lutte contre le coronavirus et se rendait dans des lieux saints en compagnie de dignitaires religieux tchétchènes7. Le 3 mai, les Tchétchènes pouvaient même voir à la télévision leur président célébrer l’iftar en compagnie de plusieurs directeurs d’hôpitaux de Grozny, sans qu’aucun ne porte de masques de protection ni ne respecte de distance barrière. C’était avant que Kadyrov soit lui-même infecté par le coronavirus – chose qu’il réfutera plus tard – et hospitalisé à Moscou le 20 mai.

1 Ekaterina Nerioznikova, « Islam, smert’, pandemiia » [Islam, mort, pandémie], Open Democracy, 26 mai.

2 http://dumrf.ru/sulem/sufatwa/16980

3 La tribune complète de Gaynetdin sur l’adaptation du Ramadan fut publiée par le quotidien Izvestiia le 23 avril, la veille du 1er jour de jeûne : https://iz.ru/1003275/ravil-gainutdin/vypolnit-predpisanie.

4 Makhommed Tugaev, Tat’iana Gantimurova, Anna Gritsievich, Rasul Magomedov, Rustam Dzhalilov, « Zhiteli respublik Servenogo Kavkaza s ponimaniem otneslis’ k ogranicheniiam na Uraza-bairam » [Les habitants des Républiques du Caucase–Nord ont accueilli avec compréhension les limitations de l’Aïd], 25 mai 2020, Kavkazskii uzel, 25 mai (https://www.kavkaz-uzel.eu/articles/350038/).

5 Kollektivnyi namaz chechenskikh bogoslovov vozmutil pol’zovatelei sotsseti [La prière collective des religieux tchétchènes suscite l’indignation sur les réseaux sociaux], Kavkazskii uzel, 25 mai (https://www.kavkaz-uzel.eu/articles/350052/).

6 Anne Le Huérou et Silvia Serrano, « Les effets paradoxaux de l’instrumentalisation de l’islam en Tchétchénie », Observatoire du religieux du CERI Sciences Po, octobre 2017 (https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/oir/les-effets-paradoxaux-de-l-instrumentalisation-de-l-islam-en-tchetchenie#footnote2_xd2wt1p).

7 Elena Milashina, journaliste de Novaia Gazeta, écrivit plusieurs articles décrivant la gestion particulière de l’épidémie en Tchétchénie (ex. « Mourir du coronavirus est un moindre mal », « Des médecins en tenue de camouflage »…). Kadyrov répliqua au premier en menaçant de mort la journaliste, dans une vidéo publiée sur son compte Instagram le 13 avril.

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