15 mai 2020 – Projet de recherche GSRL sur les enjeux liés à l’islam face au coronavirus – Bayram Balcı : « La Diyanet dans le contexte de la lutte contre le Covid 19 en Turquie »

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La Diyanet dans le contexte de la lutte contre le Covid 19 en Turquie

Bayram Balcı (IFEA)

 

Dès le premier cas avéré, le 11 mars, la Turquie a rapidement pris les premières mesures de fermeture des frontières et de confinement, ainsi que des mesures économiques pour soutenir les plus touchés par la pandémie. En bon État centralisé, le pays est dans une certaine mesure habitué à lutter contre les catastrophes naturelles, notamment les séismes, courants en Turquie. Le contexte inédit de la pandémie du Covid-19 a nécessité la mobilisation de toutes les structures de l’État, notamment les ministères de la Santé, de l’Intérieur, mais aussi d’un autre ministère qui ne dit pas son nom, la Diyanet, la Direction des Affaires religieuses, qui occupe une place à part dans l’organigramme de l’État, mais aussi dans la vie quotidienne des citoyens du pays. Fortement critiquée ces dernières années par l’opposition qui la juge trop inféodée au gouvernement AKP, la Diyanet a montré en effet durant cette crise qu’elle était pour le pouvoir une véritable courroie de transmission vers la population.

Quelques chiffres s’imposent pour mieux comprendre ce dont on parle. Organisation islamique la plus puissante et la plus étendue du pays, la Diyanet dépend directement de la Présidence de la République de Turquie, statut exceptionnel dont elle se targue systématiquement sur son site(1). Fonctionnant de fait comme un vaste ministère avec ses 130 000 employés, elle gère 84 000 mosquées et exerce à ce titre une véritable influence sur les croyants. Dans un pays laïc, la prééminence de la Diyanet et la fonctionnarisation du personnel religieux montre l’ambiguïté de la laïcité turque. S’il y a un acteur religieux incontournable en Turquie, c’est bien la Diyanet, qui compte parmi ses prérogatives la gestion du culte, l’organisation des pèlerinages, les sermons dans les mosquées(2). C’est aussi l’institution qui, par la voix de ses milliers d’imams et de muezzins disséminés dans tout le pays, donne le la et dicte l’attitude individuelle et collective à adopter face à des phénomènes exceptionnels comme les épidémies, les séismes mais aussi certaines crises politiques, comme durant la tentative de coup d’État en 2016, où elle était venue en aide au Président Erdoğan.

Conscient de cette force, le pouvoir politique a dès le départ associé et intégré la Diyanet dans sa stratégie de lutte contre le Covid-19. Ainsi, en premier lieu, en qualité de responsable de la gestion du pèlerinage dans les villes saintes, elle a rapatrié les pèlerins qui étaient partis pour l’umra. Malheureusement, le confinement des rapatriés n’a pas été très efficace, d’après plusieurs analystes et courants de l’opposition. En effet, des pèlerins installés en quarantaine dans des cités universitaires ont pu sortir et recevoir des visites, ce qui a contribué à la diffusion du virus.

Par ailleurs, conformément à la volonté du gouvernement, la Diyanet a suspendu toutes les prières collectives dans les mosquées, y compris celles du vendredi. Les mosquées ont été toutefois maintenues ouvertes mais uniquement pour des prières individuelles, que les autorités encouragent tout de même à plutôt faire chez soi. A cet égard, les divers instruments de la Diyanet, son site internet, sa chaine de télévision et les sermons mis en ligne ont participé à marteler constamment l’importance du confinement pour mieux lutter contre la pandémie.

Aussi, depuis le 23 mars, la Diyanet doit orchestrer un Ramadan inédit en contexte de confinement pour éviter que ces célébrations d’ordinaire collectives, familiales et festives ne dégénèrent en cluster d’incubation massive du virus. Ainsi, les traditionnels iftar rassemblant la communauté ont été

interdits, et les prières de tarāwīḥ(3) suspendues elles aussi. Les minarets ont été utilisés non seulement pour les appels à la prière confinée à la maison, mais aussi pour informer et sensibiliser sur l’importance de la lutte contre le virus. Ainsi, à la fin de chaque ezan, l’imam rappelle la même formule « ne nous fions pas aux apparences, le virus est toujours là, continuons la lutte, restons chez nous ».

Si ces initiatives sont louables et salutaires, d’autres sont beaucoup plus controversées et discréditent la Diyanet. Comme ce fut le cas de l’amalgame fait par son leader Ali Erbas entre ce virus et l’homosexualité. En effet, dans son sermon du vendredi 24 avril, le premier du mois de ramadan de cette année, le chef de la Diyanet a déclaré que : "L'islam considère la fornication comme l'un des plus grands péchés et condamne l'homosexualité", car "elle apporte avec elles les maladies", a déclaré Ali Erbas, dans cette adresse aux fidèles, mentionnant notamment le virus du sida, le reliant sans le nommer au corona virus. Ces déclarations ont très vite tourné en boucle sur les réseaux sociaux et déclenché une polémique jusque devant les tribunaux. De nombreux internautes ont dénoncé les propos "haineux" d'Ali Erbas, lui reprochant de "diviser au lieu de rassembler" dans une nécessaire mobilisation d’union sacrée. Attaqué en justice par le barreau des avocats d’Ankara, le patron de la Diyanet a tout de suite bénéficié du soutien public du président Erdoğan. Les médias proches du pouvoir ont déclaré qu’Ali Erbas n'avait fait qu'énoncer des principes du Coran et dénoncé des "attaques contre l'islam". Des milliers d'internautes lui ont exprimé leur soutien en utilisant le mot-dièse "Ali Erbas n'est pas seul". S’en mêlant à son tour, le procureur général d'Ankara a ouvert contre ces avocats une enquête pour "dénigrement des valeurs religieuses".

En guise de conclusion, il convient de constater que ne passant à l’acte, c’est-à-dire ne prenant des mesures contre le corona virus, qu’après la décision gouvernementale d’interdire les rassemblements, la Diyanet a amplement prouvé qu’elle était totalement soumise au pouvoir qui la nomme. A cet égard, certains courants de l’islam, notamment Cubbeli Ahmet de la communauté nakshibendie d’Ismail Agha, dans le quartier de Fatih à Istanbul, avait reproché à la Diyanet d’avoir tardé à suspendre les prières collectives. De plus, dans un pays déjà fortement polarisé entre partisans du gouvernement et ses opposants, la Diyanet, qui faisait jusque-là quasiment l’unanimité dans la gestion de la crise, en mettant en accusation l’homosexualité, s’est inscrite volontairement dans une logique de rupture et de division, à l’instar de ce que fait le pouvoir actuel pour contrôler le pays. Ainsi, elle ne se contente plus de gérer le religieux, mais elle participe de plus en plus au façonnement de la société telle que le pouvoir la désire. En embrassant le rôle de bras religieux du pouvoir aussi bien dans le pays, qu’à l’étranger où elle accompagne la diplomatie et la politique de soft power de l’AKP, la Diyanet participe à une redéfinition profonde de la laïcité à la turque.

  (1) Voir son site en plusieurs langues : https://www.diyanet.gov.tr/fr-FR (2) Emir Kaya, Secularism and State Religion in Modern Turkey.Law, Policy Making and the Diyanet, I.B Tauris, 2018 (3) Les tarāwīḥ sont les prières quotidiennes du soir, exécutées après la rupture du jeune, iftar pendant tout le mois de ramadan. Ces prières surérogatoires sont effectuées par paires de rakaa, séquence rituelle de la prière, avec en tout, généralement entre 11 et 45 rak’a. Elles ont lieu de façon collective, raison pour lesquelles elles ont été suspendues cette année.     La Diyanet dans le contexte de la lutte contre le covid en Turquie - Bayram Balci.pdf
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